• 19 Ma mère et moi

       Quand ma mère s'est trouvée enceinte de moi, elle avait quarante deux ans, elle avait déjà quatre enfants, le petit dernier, Simon avait trois ans et était très turbulent. Aussi elle a décidé que je ne verrais pas le jour car trop c'était trop. Elle a d'abord insulté mon père, le traitant de tous les noms comme s'il avait eu la possibilité d'un retour en arrière. Elle a pris des risques insensés: sauter de toit de la grange, d'un arbre, a ingurgité des tisanes, des plantes, a consulté des sorcières puis, comme rien n'y faisait, a tenté de se pendre par des cordes pour mettre fin à ses jours. Tous les jours pendant huit mois, elle a tenté quelque chose pour avorter ou mourir. Mon frère Jean m'a raconté récemment que trois jours avant ma naissance, elle avait  "curé les vaches" (sortir le fumier) et avait épandu cette fumure dans les champs avec beaucoup de vigueur dans l'espoir de mettre au monde un enfant mort-né. Sa ténacité était si forte que tout le voisinage en était sidéré, elle était devenue (puis sommes devenues) une sorte de curiosité si bien que les gens en ont longtemps parlé, y compris devant moi. Je pense que c'est comme ça que ma haine pour elle a commencée. Car du plus loin que je me souvienne, j'ai toujours détesté ma mère et croyez-moi, c'est un sentiment extrêmement difficile à porter. Je suis donc née vivante contre sa volonté et elle m'a surnommée: "lou katsanïou". Ce surnom signifie le plus petit de la nichée, celui qui ne vaut rien, une bouche de trop à nourrir en somme. 

       Avant la généralisation de la contraception, les familles étaient nombreuses, les enfants rarement désirés, mais on acceptait l'enfant sans se poser plus de questions c'est une loi de la nature. Ce que mon père a fait, je n'ai jamais ressenti aucun rejet de sa part. Cette haine que je lui voue, a gâché ma vie. Quand j'ai décidé d'écrire mes souvenirs pour mes enfants, c'était pour parler de la vie à la campagne, d'une époque révolue. Mais au fil des mots qui s'alignent, je m'aperçois peu à peu que j'ai un compte à régler: celui de ma naissance.

       Si elle avait vécu plus longtemps, nous aurions peut-être pu laver notre linge sale! voilà près de quarante cinq ans qu'elle a disparue, la douleur est toujours aussi vive.

       Après sept ans de psychanalyse, j'ai compris le processus mais je n'ai pu l'accepter. On ne refait pas l'histoire. En analyse c'est simple: elle avorte = elle me tue. Elle se suicide = je la tue (puisque c'est à cause de moi). Dans mon inconscient d'enfant, je suis coupable de meurtre et de vivre. D'où résulte mon comportement suicidaire que j'ai réussi à cacher à tous jusqu'en septembre 2000.

    Un jour j'ai dit à mon psy: « -Ma vie est illégale. » Il me dit: « -Vous vous rendez compte de ce que vous dites?. » Oui, je me rends compte de ce que je dis, mais personne ne se rend compte de ce que j'ai souffert. Je cherche, et recherche le moyen de me débarrasser de cette obsession, je ne trouve pas. 

       Pourtant, si on réfléchit un instant, on se rend compte qu'elle avait quelques excuses. Née de parents très pauvres, elle a commencé à travailler à six ans, n'a pas était scolarisée, a fait un mariage "de raison" a supporté l'autorité d'un beau-père difficile à vivre, a travaillé comme un automate toute sa vie... vie très rude, a subi la maladie de mon père qu'elle n'a jamais comprise. A ce dernier propos, je dois ajouter que je lui en ai terriblement voulu; elle le traitait de moins que rien, lorsqu'il était alité, elle l'insultait tout le temps et il lui arrivait fréquemment de ne pas lui apporter à manger pendant trois jours, disant qu'il se lèverait bien quand il aurait trop faim puis, la peur de devoir une explication au docteur, elle recommençait à lui apporter sa soupe. Pendant ces journées, je lui apportais du pain, des pommes et il jetait les épluchures par la fenêtre pour que ma mère ne s'aperçoive de rien et que je ne sois pas punie.

       Nous sommes scandalisés d'entendre que dans certains pays les enfants travaillent! Mais chez nous, ce n'est pas si vieux. Levée à l'aube, le travail ne manquait pas: vaisselle, ménage, épluchage, nourrir les basses-cours, garder les troupeaux, tricoter en gardant les bêtes ou ramasser des glands pour les cochons, biner, sarcler, porter des seaux d'eau... Et pour tout salaire être nourrie, logée dans la cuisine, un cellier ou un appentis, quelques vieux vêtements que les enfants des maîtres ne portaient plus. Les vacances!: Deux ou trois fois par an, on l'envoyait rendre visite à ses parents pour une journée, avec un présent dans un panier: légumes, fruits, un saucisson et parfois un poulet. Pour la nourriture, les maîtres et les domestiques n'avaient pas le même menu, c'était surtout de la soupe c'est à dire du vieux pain trempé dans du bouillon ou flottait deux ou trois morceaux de légumes et un peu de graisse. Ainsi elle a appris à consommer tout ce que lui offrait la nature, un très grand nombre de plantes sauvages sont comestible et aussi des baies, châtaignes, pommes, nèfles et autres fruits. Elle avait gardé cette habitude et nous mangions du pourpier, des scorsonères, asperges sauvages, etc...

    Je pourrais en reconnaître encore un bon nombre. 

       Elle avait un caractère très terre à terre, ne laissant aucune place à la fantaisie, la poésie ni l'humour. Ne voyant que le mal et le mauvais coté des choses, pas de place pour le plaisir, ni manifestation de tendresse: cela aurait été de la faiblesse.

       Ma vision de la relation mère-fille à été si négative que toute ma vie a été hantée par la peur que la relation avec mes enfants soit la même. Par chance, je n'ai pas eu de fille... Mais j'ai eu peur pour rien car mes fils ont pour moi, je pense, une grande estime et beaucoup plus. 

       Pendant toute mon enfance, j'ai su, plus ou moins consciemment, que je n'aimais pas ma mère mais cette haine s'est fixée à mon esprit définitivement l'année de mes treize ans. Je n'étais qu'une élève moyenne car très paresseuse, mais si l'instituteur me secouait un peu, je me débrouillais pas trop mal. Dans ce petit village, il servait un peu d'assistante sociale et avait à cœur le devenir de ses élèves. Il a fait les demandes pour que je puisse apprendre un métier, j'ai été admise dans un pensionnat à Bergerac. Quand il a fallu signer les papiers, il a convoqué mes parents et leur a expliqué les conditions. Mon père, déjà le crayon à la main pour signer mais ma mère a refusé tout net, disant que je savais lire et écrire, que c'était bien suffisant pour aller travail comme tout le monde. Je me faisais un tel plaisir de quitter ce coin perdu et enfin visiter le monde!. Le choc a été si violent que je lui en ai voulu à mort. 

      Ensuite elle m'a cherché une place de "bonne à tout faire" comme on disait à l'époque. L'orgueil de la jeunesse aidant, j'ai relevé la tête: j'ai lavé et arrangé mon linge (qui tenait dans un tout petit carton) et j'ai attendu mon premier emploi comme on attend la libération.

     

       Je sais, je raconte des choses très dures, mais il fallait que je les dises.

     

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  • Commentaires

    11
    NINI46
    Mardi 13 Novembre 2012 à 23:25
    Oui Luluneuneu, je comprends que tu puisses être émue, moi aussi je l'ai été quand j'ai lu ce récit pour la 1ère fois... cependant, en lisant les autres récits, je suis convaincue que ma grand-mère t'a aimée Petite Jeanne, comme elle a aimé les autres enfants, (voire peut-être davantage)... Je pense essentiellement à ton problème des hanches, ce qu'elle a fait à ce moment là... Pour la question de la poursuite de tes études, elle a probablement agi par ignorance, te trouvant suffisamment instruite pour te débrouiller dans la vie, elle-même pas assez instruite pour mesurer les conséquences.. En tout cas merci encore, j'ai l'impression de mieux comprendre un tout : de qui je suis issue, d'où je viens, qui étaient mes grands-parents, du même coup, j'entrevois le vécu de Maman, le pourquoi et le comment de sa façon d'être et d'agir... car elle ne m'a jamais raconté de négatif de son enfance, que du "doré", hormis que sa mère l'avait faite marier à 15 ans, au prétexte "qu'elle n'aurait pas de belle-mère et que mon père était un bon parti... une propriété pour elle puisque fils unique"...
    10
    Lundi 4 Juin 2012 à 17:06
    Vous êtes émouvante . Je n'ai pas eu une jeunesse facile non plus
    9
    Lundi 12 Mars 2012 à 18:26

    Pas facile en effet mais l'écriture est un bon "défouloir"!..

    Ca fait du bien de vider son sac!.

    Bonne soirée.

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    8
    Lundi 12 Mars 2012 à 17:41
    Petite Jeanne tu as eu le courage d'écrire des choses trés personnelles cela n'a pas dû être facile !!!
    Je suis trés émue par ton récit ,dommage pour toi et ta maman !!!!!Elle ne devait pas penser faire mal ,elle était dure tout simplement!!!comme on avait été avec elle !
    Trés souvent on fait à ses enfants ce que l'on a subit dans son enfance !
    Le contraire ,je comprendrais mieux .
    bonne fin d'apres midi
    7
    Jeudi 26 Mai 2011 à 10:59
    la vie était vraiment dure a cette époque .
    mais il fallait manger ....
    et tout était bon pour y arriver .

    a l'époque , on ne se souciait pas des conséquences
    qu'auraient les enfants plus tard !

    et comme tu le dis si bien , ta mère elle même ne
    mesurait pas les dégats , c'était la vie au jour le jour .

    bonne journée ! bises
    6
    Vendredi 25 Mars 2011 à 15:17
    La douleur morale est pire que la douleur physique, et reste toute une vie !
    Le fait de pouvoir mettre ces mots sur "papier" (peu importe le support) permet de "faire le deuil", d'avancer et de comprendre d'avantage.
    Il y a des moments où le coeur explose, où il a besoin de parler !
    Dire les choses fait du bien, c'est le début de la réconciliation avec soi-même !
    Gros bisous Petite-Jeanne, et bravo de ton courage pour raconter ton histoire.Je sais que ce n'est pas facile pour toi.
    Jetelle.
    5
    Samedi 13 Février 2010 à 20:42
    Ton histoire me touche, Petite Jeanne. Ma mère a été comme toi placée très jeune par ses parents alors qu'elle avait les capacités pour continuer et apprendre un métier : elle rêvait d'être coiffeuse... Bisous
    4
    Mardi 22 Septembre 2009 à 15:48
    Ma vie a été loin d'être aussi difficile. Mais à l'adolescence j'ai aussi été confrontée à des choses très dures qui ont gâché ma vie et dont je n'ai pu parler qu'à cinquante ans.
    3
    Vendredi 9 Mai 2008 à 08:32
    Le "doré" est à replacer dans son contexte. 10ans avant moi, mon père n'était pas malade, le grand-père travaillait encore, la situation économique était meilleure et puis, arrivée après deux garçons, elle a été la bienvenue. Elle (ma mère) se serait bien passé par contre de la venue des deux plus jeunes.
    2
    Jeudi 24 Avril 2008 à 22:59
    Merci à toi, celà à été dur à vivre mais aussi dur à garder ce secret au fond de soi.
    1
    Jeudi 24 Avril 2008 à 21:26
    Et bien quel récit . . . Mes yeux sont tout mouillés . . . Merci de te raconter.
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