• 11 La complainte du cochon

       Nous nous nourrissions beaucoup avec ce qui était produit à la ferme. Nous achetions le sel, poivre, huile, macaronis, vermicelle... produits de base et quelque fois, boite de sardine, morue salée, un pot au feu, une bouteille de menthe etc... Tout le reste était produit à la ferme ou troqué avec les voisins, surtout les fruits et les légumes, chacun ne cultivant pas exactement les même variétés, cela permettait d'avoir des produits frais échelonnés sur presque toute l'année. 

       Il y avait le blé: la récolte était dans des sacs que mon père portait sur son épaule. La charrette chargée, nous allions porter ce blé chez le boulanger qui s'appelait Soulié, il pesait les sacs, examinait la qualité et nous donnait des bons. Un bon valait un gros pain de quatre kg. Une fois par semaine, il faisait la tournée, nous avions installé une caisse en bois clouée contre un arbre au bout du chemin, près de la route. On mettait les bons coincés par une pierre, et il y déposait les pains, Personne ne songeait à nous voler ni bons ni pains, au contraire si quelqu'un passait par-là, il nous apportait notre pain frais. Sauf peut-être les romanichels mais ils venaient rarement dans ce coin perdu. 

       Nourrir tout ces animaux; il y avait des lapins, poules, poulets, pintades, canards, rarement des oies et des dindes; c'était beaucoup de travail matin et soir. Moi, j'aimais les bêtes, et du plus loin que je me souvienne, je suivais ma mère dans cette tâche et lui posais des tas de questions. Quand on mettait une lapine dans la cage du mâle, je crois que j'ai toujours su à quoi ça servait. L'éducation sexuelle était ainsi faite sauf que j'ai cru pendant très longtemps que les femmes étaient enceintes à chaque fois, car chez les animaux, ça ratait rarement. 

       A onze ans, je savais attraper, tuer, plumer et faire cuire un poulet; ce n'est pas que j'en sois fière; C'était aussi naturel que de cueillir des pommes. Il y avait une espèce de canards destinée à rôtir et une autre pour faire du foie gras. Pour gaver, les canards étaient installés dans une étable dans le noir, deux fois par jour, ma mère préparait une pâtée faite avec du maïs, du son, de la vieille graisse de porc rance et toute sorte de restes alimentaires; elle entrait dans l'étable, et là, assise sur une caisse creuse, elle coinçait le canard entre ses cuisses, lui enfilait dans le gosier une sorte d'entonnoir long de vingt centimètres muni d'une manivelle qui poussait la pâtée dans le jabot. C'était tout un art, il ne fallait pas les blesser car s'il mourait, c'était de l'argent perdu: on ne consommait pas les animaux morts, autrement que tués par nous-mêmes. Ils restaient ainsi enfermés, avec seulement de l'eau à volonté, à dormir pendant vingt à vingt cinq jours. Au bout de ce temps, ils étaient bien gras, il fallait, le premier jour: les tuer, les plumer, les nettoyer, les attacher et les pendre par la tête; le deuxième jour: les dépecer le matin, partir le vendre les foies, l'après-midi (c'était une rentrée d'argent importante); le troisième jour: faire cuire dans un énorme chaudron en cuivre pendant plusieurs heures;.Puis mettre les beaux morceaux confits dans des "toupines" (grands pots en grès) recouvrir de graisse filtrée, faire stériliser les ,"graoutous" (rillettes) dans des bocaux en verres et le reste, c'est à dire, les carcasses, elles étaient consommées plus rapidement. Les confis étaient, et sont encore, des plats de luxe, réservés pour les grandes occasions, le foie gras, trop cher, était tout vendu sauf s'il était de trop mauvaise qualité car il y a des canards, comme des humains, qui peuvent manger des tonnes sans jamais grossir. 

       Tous les ans, en hiver, on tuait le cochon âgé de dix à douze mois. C'est un animal un peu méprisé et c'est dommage, il est très sociable, gentil et les truies sont des mamans extrêmement attentionnées et affectueuses avec leurs bébés. En général, nous n'avions pas de truie; nous achetions un petit cochon d'un mois ou deux. On faisait pour le nourrir, cuire des aliments dans une grande marmite d'au moins un mètres cinquante de hauteur. Un mélange de betteraves, topinambours, choux-raves, petites patates et épluchures diverses. Cette cuisson avait lieu dehors, sous un abri, une fois par semaine. Ma mère ajoutait quelques pommes de terre sur le dessus qui nous étaient destinées, c'était, disait-elle, une économie de feu donc de bois. L'odeur était écœurante et je mangeais avec dégoût quand je ne pouvais pas éviter de manger. J'ai horreur des "pommes de terre en robes des champs" rien que d'y penser, j'ai l'odeur de la marmite à cochon qui me poursuit. S'ajoutait à son régime, du son, feuilles de maïs, des choux, des pommes etc. Bien engraissé, on réunissait des voisins à cette occasion et le meurtre avait lieu. 

       Quatre hommes le prenaient chacun par une patte, un long couteau enfoncé dans son cou, une femme récupérait le sang dans une bassine. Son cri strident retentissait des lieues à la ronde, ses couinements aigus et plaintifs, semblaient dire: pitié-pitié-pitié. Toute petite, j'avais très peur, cachée pour ne pas voir, les mains sur les oreilles pour ne pas entendre, mais c'était plus fort que moi, la curiosité l'emportant, je regardais, j'entendais...

       Ensuite il était rasé, décrotté, rincé dans une grande auge, puis, pendu tête en bas sur une échelle, là, on l'ouvrait en partant de l'anus jusqu'au cou et toutes les entrailles tombaient dans un récipient, ça faisait un drôle de "floc" et l'odeur!... Croyez-moi, c'était un vrai traumatisme pour les enfants. Car contrairement aux volailles, la taille du cochon faisait penser à un être humain et son cri à celui d'un enfant.

     

       Mais c'était la fête pour les adultes, les hommes en profitaient pour apprécier le vin de l'année et les femmes avaient beaucoup de travail. Une partie du sang était consommée tout de suite, mélangée à des oignons, c'était la "sanguette fricassée". Puis venait une semaine de travail harassant. Nettoyage des boyaux, des pieds de la tête, tout est bon dans le cochon: boudins, saucisses, saucisson, pâtés, fromage de tête, "graoutous", jambons et lard au sel, rôtis cuits en bocaux, queue et pieds en saumure etc... Le chaudron en cuivre était encore sollicité.

       Les "toupines" remplies, on pouvait affronter l'année.

     

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  • Commentaires

    8
    nini46
    Mardi 13 Novembre 2012 à 23:25
    "Moun Diou !" que de fautes je peux faire dans mes comms ! de frappe, d'orthographe, de conjugaison ! Je crois que je vais devoir me relire désormais...
    7
    NINI46
    Mardi 13 Novembre 2012 à 23:25
    Irrésistible, je confirme, cette curiosité consistant à voir et à entendre ce sang qui coule et ces cris et ces plaintes... Je me fermais dans la cuisine et regardait par la scène par la fenêtre, m'obligeant à pas mal de contorsions puisque cette fenêtre était très largement décalée par rapport au lieu de la scène ! Je n'osais pas aller à la fenêtre de la chambre de mes parents, pourtant celle-ci m'aurait permis de visionner l'horreur à seulement 2 ou 3 mètres... Encore Merci Tatie pour tout ces récits, si agréables à lire, même si certains d'entres eux témoignent de moments difficiles...
    6
    Lundi 21 Septembre 2009 à 17:00
    Je n'ai pas vécu à la campagne. Votre récit m'intéresse d'autant plus qu'il est un véritable documentaire sur une époque disparue.
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    5
    Mercredi 6 Mai 2009 à 20:30
    coucou Jeanne, marque page ici ce soir! nous on arrivais de Paris, alors pas d'animaux, mais chez les voisins, le cochon c'était aussi une fète!on l'entendais crier de chez nous... gros bisous. cathy
    4
    Samedi 10 Mai 2008 à 08:42
    C'est rien, du moment qu'on te comprend!
    3
    Vendredi 9 Mai 2008 à 08:08
    Merci Nini
    2
    Samedi 3 Mai 2008 à 15:32
    Merci de votre gentillesse, à bientôt...
    1
    Samedi 3 Mai 2008 à 14:08
    Très belle démarche que votre blogue, vos articles sont très plaisants à lire, j'y retrouve beaucoup de cette campagne dans laquelle a également baigné mon enfance, quoique ce soit à l'autre bout de la france. Bravo de mettre tout cela par écrit, et que nous puissions le partager et nous y ressourcer.
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