• 07 Mon père

       Mon père, je l'ai beaucoup aimé, aujourd'hui encore, quand je pense à lui, c'est une bouffée de tendresse.

       Quand je suis née, il avait quarante sept ans, je l'ai donc connu "sur le tard", il était déjà malade: neurasthénique disaient les hommes de sciences, aujourd'hui les noms sont encore plus barbares, je vous épargne. A cette époque, Freud était déjà né, mais toutes ces maladies neurologiques ou mentales étaient très mal connues.

       Sa maladie se manifestait d'un seul coup: il s'arrêtait de travailler, disait qu'il avait besoin de se reposer un peu, ses traits se durcissaient, et il allait se coucher. Il restait couché 24heures sur 24 pendant des périodes variables, de une semaine à plusieurs mois. Il ne parlait plus de tout, ne répondait pas aux questions, il restait là, sans bouger, les yeux fixés au plafond, avec un visage crispé. Il se levait seulement pour faire les besoins et boire verre d'eau. Il ne prenait rien pour manger sauf si on lui apportait son assiette au lit.

       Puis un jour, sans que rien ne le laisse présager, il se levait et disait:"-M'ein boou cagua (je vais faire caca)". Ces simples mots, après un si long silence, étaient pour nous un immense soulagement. Il se toilettait, s'habillait et allait reprendre son travail comme s'il s'était agi d'une sieste d'une heure, son énergie et sa parole retrouvées.

       Quelque fois le docteur venait, l'auscultait longuement, mais ne lui trouvait rien; lui prescrivait un fortifiant. Un jour, il l'a envoyé dans un hôpital à Agen voir un spécialiste, ils l'ont gardé quelques semaines, fait ingurgiter des tas de pilules, ils lui ont même fait un "électro-choc", c'était une nouvelle méthode qui consistait à lui envoyer de l'électricité dans tout le corps. Méthode inutile et barbare qui a été abandonnée depuis. Puis après deux ou trois séjours ainsi, les médecins ont dit à ma mère qu'il n'y avait rien à faire et puisqu'il n'y avait aucun danger, ni pour lui, ni pour les autres, il fallait le garder à la maison. 

    Je ne sais pas quand cette maladie c’est manifestée à lui, je veux dire à quel âge. Peut-être vers les quarante ou  cinquante ans. 

    L’année de mes treize ans, ma mère a été opérée de la cataracte dans une clinique (remplie de religieuses) à Agen. A cette époque il fallait rester hospitalisé au moins deux semaines pour chaque intervention. Un jour mon père est parti de Lafageole pour lui rendre visite, le soir il n’est pas rentré. Le lendemain soir il n’est pas rentré non plus. J’étais très inquiète et bien sûr sans téléphone.  Le troisième jour, n’y tenant plus, je me lève à l’aube et après avoir nourri les bêtes, je prends ma bicyclette et je pars à Sauveterre la Lémance (sept kms)  pour prendre le train pour Agen. Nous connaissions une famille qui nous permettait de laisser notre bicyclette dans leur jardin.

     

    Arrivée à la gare d’Agen, il fallait encore marcher pour aller à la clinique. J’y étais allée plusieurs fois lorsque mon père avait été soigné à l’hôpital, je connaissais un petit peu la ville. A cet âge, j’avais une excellente mémoire…

     J’arrive dans le hall, je suis tout de suite interpelée par le personnel et on me dit:

     -        Ah!,  vous êtes Mlle G******, nous avons hospitalisé un homme, nous voudrions que vous nous disiez si vous le connaissez.

     -        Mais je ne suis pas d’Agen, je ne connais personne ici.

     -        Oh mais lui non plus n’est pas d’Agen.

     On m’emmène dans une chambre où il y avait sept à huit lits, on me montre un homme alité: c’était mon père. On me laisse à peine quelques minutes avec lui puis on m’emmène dans un bureau.    

      Et là, on me pose beaucoup de questions auxquelles je réponds du mieux que je peux. Puis on  m’explique qu’une religieuse de la clinique a remarqué cet homme sur le trottoir, à l’angle de la rue, il  est resté là debout, sans bouger pendant des heures jusqu’à ce qu’elle l’entraine à la clinique. J’explique alors la maladie de mon père et je dis que je vais le ramener à la maison.

     Puis on me dit :

     -        Vous savez, nos parents doivent de l’argent à la clinique, il faudrait nous payer.

     -        Ma mère vous paiera quand elle sera guérie…

     -        Mais vous avez combien sur vous?

     Je sors mon porte-monnaie qui n’était qu’un chiffon plié, je ne me souviens plus combien j’avais, pas grand-chose sans doute mais ces ‘‘salopards’’, excusez du terme, m’ont tout pris.

      Je rappelle que je n’avais que treize ans.

     J’ai passé la nuit dans un ‘‘fauteuil’’ dans la chambre où était ma mère. Le lendemain, ‘‘ils’’ avaient pris les renseignements à l’hôpital principal et on me priait de rentrer chez moi avec mon père. Je l’ai aidé à se vêtir et je l’ai entrainé en le tenant par le bras. Je ne me souviens plus si mon père avait de l’argent pour payer le train ou si nous avions sur nous les billets de retour, je me souviens seulement que nous avions très faim.

     Ma mère est rentrée quelques jours plus tard, Adrienne la voisine amie, est allée la chercher en auto.

     

       En dehors de ces périodes de grande détresse, c'était un homme plaisant, calme, ne grondant ses enfants que rarement et toujours à bon escient. Lors des repas avec des voisins, il racontait facilement des blagues et même poussait une petite chansonnette en occitan évidemment. L'une d'elle disait: 

                                                                            Al foun dèl coûta routsé 
                   Au fond de la côte rouge 
              Tsoul kachè del Talliur
                   Sous le chêne du Tailleur 
                   La paouro paouro pioto 
                  La pauvre pauvre dinde
          A forcho dès piota 
        A force de dinder  
          Nô la kamizo chalo 
                    Elle en a la chemise sale
          Ché la pourio fa laba
                         Elle pourrait se la faire laver
                La paouro paouro pioto
                  La pauvre pauvre dinde 
        O attrapa la bérolo 
                Elle a attrapé la vérole 
              En o lou coul plouma 
                Elle en a le cul plumé..

     

     

    Avec ce genre de propos, il déclenchait l'hilarité générale. 

       Il avait deux passions: la première, c'était de jouer aux quilles.

    L'été, ces jeux étaient organisés dans une châtaigneraie qui s'appelait "Laspérilles". Le dimanche après-midi, à bicyclette, (on ne disait pas vélo) avec ses trois quilles et une sorte de balle lourde dont j’ai oublié le nom, il partait rejoindre un groupe d’amis, et ne revenais qu’avec la nuit. De grands concours étaient organisés pour ce jeu, on ne peu plus simple: aligner trois quilles, les faire tomber avec la balle d’une certaine distance. L’ancêtre du bowling en quelque sorte. 

       Sa deuxième passion était les pendules. Ces bonnes vieilles pendules d’autrefois, avec le gros balancier, sonnaient à chaque quart d’heure un coup, deux coups à la demi, le nombre de coup à chaque heure.

       Il était très connu et on venait de loin le chercher quand une de ces pendules ne tenait plus l’heure. C’était ses dimanches d’hiver, il partait sur sa bicyclette faire la réparation en échange d’un peu d’amitié. Il demandait à la maîtresse de maison un grand plat blanc, il y mettait toutes les petites pièces dedans pour ne pas les perdre et bien les voir. A l’aide d’un vieux chiffon et de quelques plumes de canards huilées, il nettoyait minutieusement chaque pièces une à une avec une patience et dextérité infinie. C’est incroyable ce que peut contenir une pendule, tiges, ressorts, roues, écrous, boulons..., le tout étalé sur la grande table de la cuisine, les propriétaires étaient inquiets. Comment remettre-le tout à sa place?!. Mais il réussissait et le tic-tac reprenait, rassurant. Quelque fois, il lui restait bien une vis ou deux, mais il s’arrangeait pour faire croire que c’était fait exprès, il les rangeait dans une boite d’allumettes et les gardait précieusement, ça pouvait toujours servir.

       Pour ce qui est des réveils, plus modernes, petits et de moins bonnes qualités, c’était plus difficile, et ronchonnait dessus, il disait: « -tu peux mettre à la même heure un plein panier de réveils, le lendemain tu n’en trouveras pas deux qui soit d’accord ». 

       L’hiver, aux veillées, il lisait à haute voix tout ce qui lui tombait sous la mains, car il va de soi que nous n’achetions ni journaux ni revues.

    C’était souvent des livres que mon frère ou moi ramenions de l’école, ou bien des vieux journaux qui avaient servi d’emballage. Je me blottissais le plus près possible de lui et j’écoutais la chaleur de sa voix.

     Ma mère, toujours occupée à quelques raccommodages ou tricots, ne l’interrompait pas par respect pour le « savoir lire ». 

       Quelque fois, lorsqu’il n’y avait pas trop de travail, il allait chasser avec un vieux fusil à deux coups. Il n’était pas très adroit mais parfois, nous ajoutions à notre menu: perdrix, lapins, rarement un lièvre mais surtout des écureuils. Aujourd’hui les gens sont scandalisés par cette idée mais autrefois c’était l’habitude. Un écureuil rôti avec des pommes de terre, c’est très bon, avec un léger goût de résine. Il faisait comme disait Pagnol, jetait sa casquette pour qu’il revienne du bon coté. 

       L’été, il prenait le frais, assis dans l’herbe, toujours face à l’Ouest, là, il avait des pensées poétiques qu’il disait à voix haute; que je ne saurai retranscrire, qui parlait d’anges, d’étoiles, de nuages, d’oiseaux....

     Là, ma mère, beaucoup plus terre à terre, se moquait de lui et disait: « Arrêtes tes fadaises et dis-nous quel temps nous aurons demain ». Car en effet, il existe une science que connaissent tous les ‘gens de la terre’ qui permet de savoir le temps qu’il fera.

     



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  • Commentaires

    12
    calmeil herve
    Mardi 13 Novembre 2012 à 23:26
    Le jeu avec les trois quilles alignées s'appelle le rampeau et tous les ans, pour la fête a loubéjac, le premier week end d'aout, il y en a un concours amical. Ce blog est un pur bonheur pour moi, comme un voyage dans le temps...
    11
    marmota
    Mardi 13 Novembre 2012 à 23:26
    quels bons souvenirs ces fêtes dans le bois au ñois de juillet,j'y allais en velo et même j'y ai conduis mon premier grand amour: jacques f... et plus tard avec jacky et patrice qui avait 7 mois. j' ai une photo
    10
    Jeudi 8 Mars 2012 à 17:56
    petite Jeanne comme c'est touchant !Il est vrai que j'habitais la ville je n'ai pas connu toutes ces petites choses . Aussi je vous lis tellement volontier .
    Moi aussi j'ai beaucoup aimé mon papa ,et il me manque encore !
    Amitiés
    9
    Jeudi 8 Septembre 2011 à 17:58
    Bonjour Hervé,
    Merci de m’avoir laissé un message, cela fait toujours plaisir d’être lu.
    Votre nom de famille m’est tout à fait familier, mais je suis partie de Loubejac bien trop jeune pour connaitre les gens...
    Je passe souvent dans la région mais oui, il faudra que j'y soit un jour de fête!...
    Cordialement
    8
    Samedi 24 Octobre 2009 à 18:47
    Bonjour Jeanne,
    Ah, ce père qui nous manque !!
    Cette période n'a pas toujours dû être facile pour toi.
    Mon père auss était malade.
    Ma mère a toujours une pendule, elle sonne comme tu dis et à moins le quart elle sonne trois fois.
    Bon week end
    Bises
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    7
    Lundi 4 Mai 2009 à 17:14
    coucou Jeanne, je te met un com comme marque-page! j'ai commencé a lire ton histoire, c'est émouvant et passionnant! gros bisous. cathy
    6
    Samedi 10 Mai 2008 à 08:43
    C'est dire qu'elle était célèbre!!!
    5
    Samedi 10 Mai 2008 à 06:42
    Tiens j'ai déjà entendu cette chanson...
    4
    Jeudi 1er Mai 2008 à 00:21
    Merci et à bientôt.
    3
    Mercredi 30 Avril 2008 à 12:51
    Merci de la visite sur mon blog, le votre est passionnant ! Amitiés
    2
    Dimanche 27 Avril 2008 à 18:59
    Merci Boobalechat. Si toutefois les bienheureux s'interressent à la souffrance des autres ! ?.
    1
    Vendredi 25 Avril 2008 à 17:00
    je suspend ma lecture ici pour l'instant,merci de nous conter ainsi et de nous faire decouvrir a certains bienheureux que la soufrance existe et laissse des traces indélébiles......je te souhaiteune bonne fin d'aprem
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